Les Services Publics français et le projet de constitution européenne
On entend très souvent dire que le projet de Traité Constitutionnel Européen (TCE) reconnaît enfin nos services publics. Cependant, un examen beaucoup plus précis est nécessaire car il est mensonger que de faire un tel raccourci. La première raison est que le TCE ne parle pas de « Services Publics » mais de « SIEG » (Services d'Intérêt Economique Général). Aucune définition de l'expression « SIEG » ne figure dans le TCE, bien que son interprétation soit de la plus haute importance. Il convient donc d¹en chercher une explication dans des documents officiels. Peut-on y trouver quelque différence avec nos services publics ?
En France, la notion de « Services Publics » fait référence à une palette de services d¹intérêt général, et garantit la continuité, l¹égalité, un accès pour tous, au même tarif sur tout le territoire (pour certains d'entre eux, une gratuité totale). Ces services sont le socle du pacte républicain tout autant que de la redistribution des richesses dans notre pays. Les impôts que l¹on paie varient en fonction des revenus que l¹on perçoit, alors que les services dont nous bénéficions dépendent des besoins collectifs et non de nos revenus. Directement issus du programme du CNR, Comité National de la Résistance, lequel, en mars 1944, proposait une série de mesures à prendre à la fin de la guerre pour permettre à tous de vivre dans la dignité et l¹égalité, celles-ci prévoyaient une série de garanties apportées au citoyen en dehors de toute considération marchande. Finalement, ainsi mis en place en 1945 par le gouvernement élu, puis garantis en 1946 par notre constitution, ils ne fonctionnent pas sur la base de la recherche du profit, de la rentabilité, mais bien en dehors du marché et de la spéculation.
Les Livres Blanc et Vert de la Commission Européenne sur les Services d¹Intérêt Général cités ici sont des documents de travail qui appellent à légiférer dans ce domaine. L'article III-122 du TCE appelant, lui aussi, à une législation, il est tout à fait légitime de se référer à ces documents pour y voir l'axe selon lequel la Commission a déjà entamé son travail. Dès son introduction, ce livre vert de la Commission Européenne admet que les Services d'Intérêt Général jouent un rôle central pour «, garantir l'intérêt général » mais ce, uniquement « lorsque le marché n'y parvient pas ». Dès lors, les Services d¹Intérêt Général s¹inscrivent pleinement dans l¹économie de marché, ce qui marque une distinction fondamentale avec la vision française des services publics.
On peut regretter que, contrairement à ce que disait l¹article 16 du traité de Rome (article repris par le traité d¹Amsterdam en 1997), le TCE ne prône plus les Services d¹Intérêt Général comme faisant partie des « valeurs communes de l¹Union », ils deviennent plus modestement des « services auxquels tous dans l'Union attribuent une valeur ». D'ailleurs, la notion présente dans le TCE n'est pas celle de Services d'Intérêt Général (services marchands et non marchands) mais celle plus restrictive de « Services d¹Intérêt Economique Général », qui exclut donc les services non marchands. Services marchands et non marchands Certains dans le débat, aujourd'hui, affirment que des services comme l¹Education, la SantéŠ ne sont pas considérés comme services marchands et n¹auront donc jamais à se plier aux règles établies par ce traité. Ceci peut être vrai à la lecture de certains articles en effet. Cependant, à la lecture de l'article III-315 §4, on voit écrit dans le TCE : « Le Conseil statue également à l'unanimité pour la négociation et la conclusion d¹accords :(Š) b. Dans le domaine du commerce des services sociaux, d¹éducation et de santé, lorsque ces accords risquent de perturber gravement l¹organisation de ces services au niveau national et de porter atteinte à la responsabilité des états membres pour la fourniture de ces services. » On ne peut, dès lors, pas affirmer que l¹éducation, la santé et les services sociaux soient a priori considérés comme hors du marché par ce traité. De plus, alors que dans le précédent traité, les décisions sur ces questions étaient toujours prises à l¹unanimité, l¹instauration du TCE obligera un Etat à prouver que cette décision risque de « perturber gravement l¹organisation des services » pour pouvoir bénéficier d¹un vote à l¹unanimité et donc faire jouer son droit de véto.
Il faut savoir que ces deux documents considèrent que la distinction entre services marchands et non marchands « n'est pas statique dans le temps », elle dépend en grande partie des négociations internationales, en particulier au sein de l¹Organisation Mondiale du Commerce, dont l'un des accords (l'AGCS : Accord Général sur la Libéralisation de Services) vise à la libéralisation progressive de tous les services qui existent sur le marché. Puisqu'il existe des écoles privées payantes, des cliniques privées payantesŠ il ne restera à terme que les services régaliens au sens strict (police, justice et armée) à demeurer hors du marché, et donc de la concurrence. Il est d¹ailleurs intéressant de lier cet accord à l¹article I 5 du TCE : « [L'Union] respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d¹assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale ».). Le livre blanc explique que, compte tenu de ces accords, il n'est donc « ni possible ni souhaitable » de définir une liste des services qui resteraient non marchands. Par ailleurs, le Conseil réuni à Laeken a lui aussi pris position contre une liste de services qui resteraient hors marché. Par conséquent, personne ne peut s¹engager et jurer que malgré les articles du TCE qui ne soumettent que les SIEG à la concurrence non faussée, les services sociaux, les services de santé et d¹éducation (par exemple) seront assurés de rester en dehors des règles du marché et continueront à jouer leur rôle de redistribution.
Scénarios possibles Concrètement, comment risquent de se passer les choses ? Les entreprises privées, profitant de l'ouverture de créneaux nouveaux, vont s'établir dans des zones rentables ou offrir des services aux personnes solvables, et pourront délaisser les autres. On m¹objectera qu'il y a une jurisprudence qui oblige à couvrir tout le territoire « à un tarif abordable ». En effet, les citoyens doivent tous avoir accès à ces services, mais aucun texte ne stipule que cela doit se faire sur les mêmes bases ! « Ainsi, ce sont les missions qui sont protégées, plutôt que la manière dont elles sont accomplies. » On en revient à la formule aujourd¹hui célèbre : « Nationalisons les pertes et privatisons les profits !». De toute manière, les entreprises privées ne prendront aucun risque. L'Etat sera là pour pallier les pertes. Et en ce qui concerne les tarifs « abordables », le livre vert nous en donne une définition : il suffira que l¹Etat subventionne les « groupes vulnérables et marginalisés » afin qu¹ils accèdent à un « panier de services de base » pour que les tarifs soient dits « abordables ». Donc : trois solutions :(1) Soit l¹Etat proposera lui-même les services en question dans les zones non rentables ou auprès des personnes à bas revenus,(2) soit les entreprises recevront une compensation pour offrir ce service qui participe de la cohésion du territoire,(3) ou encore, les personnes à bas revenus recevront une aide qu'ils reverseront ensuite à l¹entreprise privée, ce qui revient approximativement à la deuxième solution. Ces scénarios ne sont finalement en aucun cas incompatibles avec la charte des Droits Fondamentaux (partie II) qui reste on ne peut plus vague sur le sujet et qui « n'apporte aucun droit nouveau ».
SIEG et Concurrence On est loin de l¹idée de Services Publics en tant qu'instrument de redistribution de richessesŠ L'égalité d'accès et l'égalité des prix ne seront nullement garanties. Il pourra par exemple exister des « formules tarifaires » qui pourront être adaptée aux personnes à bas revenus. Les seules exigences qui domineront seront : 1- La concurrence libre et non faussée. 2- L'accès des plus démunis aux services de base.
1-En ce qui concerne la libre concurrence, on est en droit de se demander si elle sera réellement effective, et bénéfique. Il est sur ce point plus qu¹instructif de lire les contributions aux travaux de la commission (281 contributions ont été reçues au total sur les 15 pays : entreprises, syndicats, associations, pouvoirs publics et personnes physiques confondus): Véolia se définit comme étant le « premier opérateur privé de services publics (SIEG) dans le domaine de l¹environnement en Europe ». Par cette phrase tout à fait remarquable, Véolia donne une définition saisissante des SIEG puisque apparaissent comme équivalentes les expressions « SIEG » et « opérateur privé de services publics ». Cette entreprise a largement contribué aux travaux de la Commission sur ce sujet. « La concurrence est réelle avec seulement deux candidats », fait-elle savoir à la Commission. Peut-on admettre qu'il s'agit d'une véritable concurrence lorsque deux prestataires se partagent le marché ? Le fonctionnement des délégations de services publics aujourd'hui dans notre pays préfigure-t-il ce que le TCE promeut ? En France, aujourd'hui, peut-on dire que la concurrence soit effective et bénéfique dans le traitement et la distribution de l'eau, dans les transports publics urbains ou dans la gestion des déchets amiantés ? Le Medef, autre contributeur est quant à lui « convaincu qu'il ne faut pas, par le biais de procédures trop contraignantes, tarir le courant encore timide mais prometteur d¹ouvertures aux PPP (partenariats public privé) de la gestion de SIEG actuellement en autoproduction par l¹autorité publique. »
2-Quant à savoir ce que seront les « services de base » offerts aux plus démunis, n'est-il pas légitime d¹exiger de l¹Union à travers une véritable égalité, une reconnaissance de la dignité humaine au-dessus des lois du marché ? Ne sommes-nous pas en droit de demander au TCE de protéger les citoyens de l'Union contre des accords commerciaux internationaux jusqu'au-boutistes qui nous entraînent inéluctablement vers des inégalités tragiques ? Avons-nous l'assurance que l'application du TCE ne nous entraînera pas vers ce que l'OCDE promettait aux défenseurs de l'Ecole Publique face à la libéralisation: L'école publique ne disparaîtra pas, elle permettra d'« assurer l'accès à l'apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l'exclusion de la société en général s'accentuera à mesure que d'autres vont continuer de progresser » ?
Carine WEBER Le 13 mai 2005
Date de création : 18/05/2005 @ 20:25
Dernière modification : 18/05/2005 @ 20:25
Catégorie : La Constitution dans les textes
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